Du requin dans nos crèmes de beauté ? Où en est-on en 2019 ?

En 2015, l’ONG Bloom publiait un rapport pointant du doigt l’utilisation de squalane dans les crèmes de beauté, et alertait des dérives que cette pratique pouvait engendrer. Face à l’état critique des populations de requins et de raies et des pressions anthropiques qu’ils subissent déjà, ajouter une telle exploitation pour des fins cosmétiques est alarmant et représente une réelle menace. Il est estimé que près de trois millions de requins de fond sont tués chaque année afin d’approvisionner la demande en huile de requin1. Face aux revendications des associations et ONG, beaucoup de compagnies avancent avoir changé leurs pratiques et remplacé le squalane par des substituts végétaux. Qu’en est-il réellement aujourd’hui ?

Le squalane ?

A l’origine, le squalane est issu de l’huile de foie de requin, le squalene. C’est un lipide hydrocarboné retrouvé naturellement dans certaines plantes comme les oléagineux et chez certains animaux, notamment les requins, dont le foie en est très riche. On trouve alors du squalene aussi bien dans l’huile d’olive, le sucre de canne que chez des requins de fond comme le squale-chagrin de l’Atlantique (Centrophorus granulosus) ou le pailona commun (Centroscymnus coelolepis). Il est particulièrement recherché par les groupes cosmétiques comme constituant grâce à ses propriétés hydratante, anti-inflammatoire et anti-vieillissante.  On le retrouve aussi  utilisé en association avec les antigènes de la grippe saisonnière dans de nombreux vaccins.   Par ailleurs ses caractéristiques hydrophile et thermorésistante font de lui un ingrédient très apprécié pour les produits de beauté. Il est ainsi retrouvé dans des crèmes, des lotions, des sticks,  et se retrouve sur les étiquettes sous plusieurs noms : squalene ou squalane, mais parfois aussi sous les noms spinacène, suprène, perhydrosqualène, dodécahydrosqualène.  Cette démultiplication d’appellations ne facilite pas son identification auprès des consommateurs.

Que sait-on ?

Pendant longtemps, l’utilisation du squalane dans les produits de beauté est restée inconnue du grand public. Peu de consommateurs étaient sensibilisés à la composition des produits achetés et encore moins l’étaient à l’empreinte environnementale des cosmétiques. Ainsi l’absence de sensibilisation a pendant longtemps empêché la mise en connaissance de la présence de squalane dans les produits de beauté.

L’organisation Bloom est une des premières à avoir mis en lumière le marché peu durable de l’utilisation de dérivés de squalene de requins. Une première étude menée en 2012 par Bloom a montré que la demande mondiale d’huile de foie de requin est estimée à 2 000-2 200 tonnes (2012). Environ 90 % de ce total est destiné à la production de squalane pour le secteur cosmétique. Par ailleurs il est mentionné souvent la triste pratique du « livering », semblable au « finning » sauf qu’il s’agit là de garder le foie du requin et de rejeter le reste de la carcasse en mer. La pratique du livering semble avoir précédé la pratique du finning sur les côtes africaines : c’est le commerce de l’huile du requin qui provoquait alors leur pêche, les ailerons étaient abandonnés sur les plages jusqu’à ce que le marché des ailerons se démocratise. En 2015, une seconde étude a visé à mieux comprendre l’utilisation de squalane dans le marché des cosmétiques. Sur 72 crèmes testées, près de 1 sur 5 contenait du squalane de requin et dans près de 80% de ces cas, il y avait également du squalane végétal, preuve qu’il peut être utilisé en tant que substitut. Les marques testées IOMA, Topicrem, Méthode Swiss provenaient d’Europe, Bliss des Etats-Unis, et plus de la moitié des marques asiatiques (BRTC, Cyber Colors, Just Beyond Organature, Missha, Dr. Ci: Labo, Haba and Menard). Bien que le squalene puisse être extrait depuis plusieurs plantes, le dérivé issu des requins reste souvent moins cher qu’un possible substitut végétal, jusqu’à 30% en 2012.

 

Et en France, et en Europe ?

Le commerce du squalane de requin est aussi une affaire européenne et française. En effet, la pêche française fournit une part des requins qui serviront à approvisionner les compagnies cosmétiques. Par ailleurs les sociétés d’export et d’import européennes occupent des places importantes sur le marché en fournissant des acheteurs, qui transforment et fournissent ensuite les marques dans le monde entier.
En 2014 Shark Citizen3 a mené une enquête et recensé de nombreuses marques utilisant du squalane de requin dans leurs produits vendus sur le marché français. Sophim est le fabricant et revendeur de squalene, animal et végétal,  le plus important d’Europe. Si la compagnie affirme que le squalene de requin est désormais majoritairement remplacé par un substitut végétal, les requins, issus de pêches en eau profonde de l’Atlantique Nord, restent encore très  concernés. Sophim est probablement, selon l’étude de Shark Citizen, à l’origine du squalene présent dans une majorité des cosmétiques en France. La société espagnole Squalop Oil est également une des principales productrices et exportatrices du marché de l’huile de requin.  Les informations étant très parcellaires sur ce secteur, il est difficile de déterminer avec précision quelles autres sociétés européennes sont également impliquées dans ce commerce international.


Vers un chemin de changement ?

Mais les temps changent, et aujourd’hui, de nombreuses associations et organisations se mobilisent afin de bousculer de telles pratiques, en  rupture totale avec la conjoncture actuelle. De nombreuses compagnies ont supprimé le squalane de requin de leur chaîne d’approvisionnement. Pour en citer certaines, Unilever, L’Oréal, et Lush se sont engagées à bannir l’huile de requin de leurs produits de beauté. La majorité du marché européen semble donc avoir basculé vers le squalane végétal. La situation du marché asiatique reste elle, encore floue.  L’étude de Bloom de 2015 a pu montrer que des groupes cosmétiques ont été surpris d’apprendre que les fournisseurs  pouvaient falsifier du squalane végétal par du squalane de requin sans en avertir ces mêmes groupes. Bien souvent la difficulté est d’identifier la traçabilité du squalane et d’assurer par ailleurs au consommateur qu’il s’agit bien d’une crème sans squalane de requin.
Par ailleurs, l’association Shark Citizen a engagé cette démarche depuis 3 ans. Au total plus de 250 marques et distributeurs ont été contactés mais souvent, l’absence de réponse traduit malheureusement l’opacité de ce marché. Si le finning est pointé du doigt, l’industrie d’huile et de foie de requin, elle, n’est pas inquiétée : il n’existe à ce jour aucune réglementation vis-à-vis du commerce de l’huile de requin, mais également aucun code douanier correspondant au squalene de requin ou huile de requin dans le monde.

Comment s’y retrouver ?

Aucun véritable label n’a émergé afin d’apporter de la transparence aux consommateurs. Beaucoup d’entreprises emploient une communication douteuse, et la confusion règne lorsque l’on voit une crème dont le squalane est labélisé « ingrédient naturel ». De quoi dissimuler l’origine exacte du squalane. D’autres marques jouent auprès de leur engagement au respect de l’environnement tout en utilisant encore du squalane de requin. Il y a donc une grande prudence à avoir vis-à-vis de l’interprétation des « labels » qui nous entourent. La meilleure des réactions est alors de se renseigner, de demander directement aux compagnies cosmétiques, qui comprendront également dans un second temps que les consommateurs veulent plus de transparence sur l’origine du squalane.

Et le monde dans tout ça ?

Dernièrement le Canada, un des plus gros importateurs, a fait les premiers pas en interdisant le commerce d’ailerons de requins,  l’importation d’huile de requin elle, reste cependant toujours autorisée. Son interdiction future constituerait la prochaine étape décisive dans l’engagement d’un pays derrière les enjeux de préservation des requins et raies.

 Comment agir à son échelle : https://www.youtube.com/watch?v=zhZgiu5f30I&t=9s

Sources :

R. Chabrol, 2012. Le prix hideux de la beauté : une enquête sur le marché de l’huile de foie de requins profonds. BLOOM    Association, Paris, France. 35 p.

²  L. Ducos, 2015. La belle et la bête, du requin dans nos crèmes de beauté ! BLOOM Association, Paris, France. 33p.

SharkCitizen, 2014. Requins, enquête sur le marché français : les produits cosmétiques et pharmaceutiques.54p 

Loney, 2019. FYI, Your Fave Face Cream Might Contain Sharks. Flare – www.flare.com